
Camille Mauclair n’est pas un historien de l’art, mais un polygraphe inépuisable qui a laissé plus de cent ouvrages et plusieurs milliers d’articles. Toutefois il a écrit des livres et des articles d’histoire de l’art qui, sans avoir un statut scientifique reconnu, illustrent néanmoins un mode de diffusion fondamental pour la discipline.
Voici ci-dessous son regard sur Gaston La Touche publié dans De Watteau à Whistler paru en 1905
De son œuvre le chatoiement de pierreries avant tout surprend et charme, dans la grâce à la fois scintillante et voilée de son intense coloris, à la manière d’une musique : des formes s’évoquent mais un seul sujet leur préexiste dont elles ne sont que les prétextes, et ce sujet est la lumière. « Les réalités du monde m’affectaient comme des visions et seulement ainsi : pendant que les idées folles du pays des songes devenaient non seulement la pâture de mon existence quotidienne, mais positivement cette unique et entière existence elle-même. » Cette phrase redoutable et étrange que fait dire Edgar Poë à l’amant de Bérénice, c’est toute la psychologie de La Touche.
Monde riant, monde de floraisons magiques, de rêveries, de splendeurs, mais aussi monde de mystères tragiques, d’aspects étranges, de tristesses luxueuses et fanées, que celui où s’égare l’imagination de ce peintre, qui n’est semblable à aucun autre aujourd’hui ! Si l’emploi fréquent des jaunes et des bleus paon, l’éclairage des têtes, l’étude des reflets et des tons chauds à contre-jour, le goût des élégances décoratives le rapprochent d’abord de Chéret et de Besnard, et un peu aussi de Monticelli, aux yeux de qui regarderait superficiellement, combien pourtant l’âme qui rêve, sourit ou pleure en ces poèmes colorés est différente ! Besnard, magnifiquement sensuel, ne se détourne, en ses tableaux, de l’étude de la chair amoureuse que pour oser des incursions dans le fantastique et presque dans l’occulte, et Chéret ne conçoit qu’une joie un peu crispée, un envol dans le vertige, et Monticelli est tout entier absorbé par le rêve vénitien et tendre d’une vie décorative et cérémonieuse. Mais aucun n’a cette conception à la fois heureuse et mélancolique, cette union de l’intense éclat et de l’intense tristesse qui communient dans la couleur, ce sentiment de poésie névrosée, alanguie et sursautante, : cette fiévreuse vision du luxe moderne transfiguré par un caprice chaste et bizarre, ce rythme inquiet et subtil qui groupe ou dénoue les formes, ou encore cette fixité spectrale des faces apparues presque résignées, hagardes, dans la torride clarté sulfureuse qui ronge les contours, les dore de son feu féerique ou les fige dans l’alcool bleu et or de sa corrosive beauté. Il y a là un monde exceptionnel, une porte ouverte sur l’étrange.
Cette peinture a une saveur, une odeur, une sonorité : on l’entend, elle sent la forêt shakespearienne, les feuillées d’automne où brûlent les lampadaires d’une fête rêvée, elle est bruissante de musique, elle a le goût des fruits, des lèvres, de la chair parfumée, Le frisson des soies, l’amertume délicieuse des larmes bues sur des cils; cette peinture est sensuelle, évoquant le frémissement de l’eau dans les vasques, de la brise sur les épaules nues, sur les jeunes torses des faunesses, elle exhale une musique de soupirs, de chuchotements, de sanglots contenus, de confidences — et pourtant elle reste pure, elle n’est qu’un mirage tournoyant de scintillations, le mirage d’un univers de poésie lyrique, le mirage de la musique de Schumann qu’elle évoque invinciblement. L’artiste joue avec maitrise de toutes les ressources secrètes de la couleur; il la montre joyeuse, diaprée, dans son essence de lumière, sa fraicheur et son exubérance magiques : les jaunes chantent, cuivres d’un orchestre invisible, fanfares glorificatrices, apothéoses de soleils héroïques, richesses assourdies des satins et des lainages profonds de l’Orient, reflets délirants des candélabres incendiant des figures au vertige des fêtes, versant sur les eaux, dans le sillage des cygnes, de prestigieuses coulures d’or. Mais aussi que l’artiste sait la montrer triste et mystérieuse, la couleur, dans la transparence des bleus et des roses crépusculaires, la tragique profondeur des saphirs – presque noirs, la joaillerie des verts et des violets s’évanouissant dans la pâleur de la perle ! Des cygnes processionnent aux moires somptueuses des eaux troublées, dominées par la neigeuse beauté des jets d’eau, calices géants aux pistils de lumière, et l’on dirait qu’ils sont la retombée elle-même de cette eau jaillie, solidifiée en oiseaux diaphanes et glissants qui vont, ployant leur col adorable comme un bracelet qui se referme, bracelet de nacre où le bec est un fermoir d’or rouge : cependant se brise en frissonnant le miroir limpide qui les reflète, en une tumultueuse agitation de taches vertes, dorées, pâles ou roses; et, au fond de ce rêve vivant, se penchent des nudités rieuses ou des femmes parées, nimbées de la gloire d’un beau soir triomphal. La symphonie des blancheurs s’influence du vert feuillage, du contraste violacé des ombres, de la pourpre des bosquets brûlés par l’automne, de l’or fluide enfin du ciel, épandu sur toutes choses comme une immense chevelure embaumée. Dans la liqueur d’or d’atmosphères enivrantes se figent les formes qu’elle imprègne. De grands vols de nuées ardentes traversent obliquement un azur torride, incendiant les floraisons et les fontaines vives. D’autres jets d’eau, soutenus par des groupes de bronzes verdis et fauves, semblent immobiles, opaques, soudain suspendus dans leur ascension, soyeux comme des plumes, consistants comme de la neige, veloutés comme des gerbes de chrysanthèmes énormes. Sous le dôme des ramures, dans l’intense reflet d’émeraude du feuillage à contre-jour, comme au cœur d’une colossale pierrerie, des Naïades aux torses jaspés de reflets se dérobent à la poursuite ardente des Tritons. La forêt s’assoupit au crépuscule, dans la chaleur de l’été ; tout semble ivre et alourdi, tout s’affaisse, exténué, en un brasier rose et rouge, couleur d’anémone, de framboise et de pourpre. Des cortèges passent, rutilants ou sombres, des hommes casqués soufflant dans des trompettes, d’autres pliant sous le faix luxueux de litières surchargées de cristaux, d’étoffes, de vaisselles d’or, de fleurs, de hanaps, de mets et d’ armes, cependant que miroite avec la douceur brillante de la soie la gorge tachée de rose des blondes demi-nues en leurs trainantes étoles de satin, cortèges guerriers, luxurieux, violents, qui s ’enfoncent dans l’apaisante obscurité des allées où s’allument déjà les torches de l’orgie. Cela passe comme un poème chantant et farouche, une de ces visions ténébreuses et traversées d’éclairs qu’on trouve dans les premières œuvres de Swinburne. À ces décors païens et wagnériens, où la couleur radieuse et tragique chantait au plein caprice de sa beauté, succèdent des visions mystiques. Des ciels nocturnes s’emplissent de formes, anges ou elfes, des étoiles brasillent, livides, se changent en êtres ébauchés, la volupté des ténèbres frémit aux flancs de créatures devinées, les aspects de la terre deviennent vivants et troublants, on pressent des étreintes…
Soudainement éclate la magnificence des vitraux d’une crypte d’église, le chant multicolore des verrières baignées de soleil, des ogives roses emplies du vol des papillons de clarté que sont les verts de jade, les bleus turquins, les violets rougeoyants, les ors pales, les vermillons, les jaunes phosphoriques, alléluia de la couleur en délire sur le prosternement de la foule. Et l’ogive elle aussi à la forme d’un jet d’eau, cascade oblongue, ruisselante de reflets, irréelle et délicieuse. Par contraste, en une autre toile, le poète évoque une mer lunaire, verte et bleuâtre, où vogue un bateau noir, plein de femmes en velours noir dont les coiffes blanches sont les seules notes claires de l’œuvre, sur le fond glauque d’un ciel infiniment doux el l’émotion tendre de cette harmonie en deux tons évoque les lieder de Schumann. Ce sont bien là les couleurs et les aspects du réel tel que le poétisent la nature, la lune et la nuit, mais l’artiste n’a laissé paraître que l’émotion de son âme, sensible comme un violon ou une voix à ce chant si pur de deux tonalités ; une fois de plus, « les réalités l’ont affecté comme des visions, et seulement ainsi ». De tout ce qu’il y avait de matériel, d’anecdotique dans le sujet d’une barque chargée de Bretonnes revenant du pardon au clair de lune, il n’a retenu que les harmonies, et à travers elles l’émotion éternelle transparaît : ainsi Fantin-Latour, de spectacles rêvés, ne retient que la pulpe lumineuse, l’âme — car la couleur n’est pas un mirage changeant, une coquetterie passagère des formes, elle est l’âme elle-même de l’univers visible.
Si l’artiste, récemment, s’est plu à étudier directement le monde moderne, à peindre des scènes en dehors de la féerie et du lyrisme, sa vision ne s’en est point ternie. Il nous a montré comment un poète peut observer, noter des gestes vrais, ironiser, concevoir l’intimité du home moderne, relever des traits contemporains, faire preuve d’humour, passer des atours de légende à l’habit noir et à la robe de bal, sans rien perdre de son charme, de sa puissance transfiguratrice, retenant le vrai caractère sous les aspects décoratifs. Gaston La Touche s’est épris des intérieurs du XVIIIème siècle, rénovés aujourd’hui par une fantaisie qui les relie à nos goûts par quelques détails contemporains. Il aime les hautes boiseries laquées, les cadres d’or léger, les frises aux tons de pastel, les glaces ornementales où sourit à soi-même la vision confrontée du salon clair, les lustres aux pendeloques diaphanes où s’arrête un fugitif arc-en-ciel, les meubles blancs et dorés, les consoles et les cristaux, les parquets ouvragés et brillants que la lumière effleure, les bustes de marbre, les lampes sveltes ouvrant d’énormes calices de soie et de feu. Dans ce décor féminin et pur se joue son élégante rêverie, en une symphonie de clartés assourdies prolongeant leurs échos de nuances. Un seul éclair de soleil oblique miroite dans l’atmosphère rose et grise : – une baie aux vitres losangées, parée de tulles fleuris, s’éclaire au fond d’un salon, par-delà les plans successifs des portes, des boiseries, des tentures dont l’artificielle floraison se dissout dans la pénombre. Là vivent des êtres modernes, rehaussés de la féerique idéalisation de la lumière. Une femme rêve, un livre aux doigts, parmi des bouquets imitant sa chair ; des hommes en habit, avec des faces expressives, nerveuses, contraintes au sourire ou figées dans la correction qui déguise l’âme, s’inclinent vers une dame auréolée des reflets nacarats de la haute lampe éclatante que double un miroir posé, et avec laquelle luttent des amoncellements de roses, en une agonie délicieuse. Au vert pourtour d’une serre en rotonde, treillagée, bruissante de palmes, dans les verdures qu’exaspère la lumière électrique, un cercle d’hommes et de femmes avive, de ses réparties simultanées, la causerie cérémonieuse, et rien n’est plus sûr que la psychologie des têtes chauves aux lèvres minces et nues entre les favoris, des têtes brunes d’amants, penchées vers les femmes souples, pâles ou roses en leurs armures de faille, posées comme de grands oiseaux ou laissant voleter les éventails. Dans une bergère, étendue, vague de crêpe des Chine, dérivée en la rêverie de la fin du jour, aussi moelleuse en sa pensée, qu’en la façon dont elle est peinte, une femme regarde décroître l’or verdissant du soir au flanc lourd d’une console de laque ouvragée de marqueteries orientales, gemmée de ses poignées ciselées où persiste un scintillement. Des hortensias ou des azalées, auprès, sont charmants en silence. Encore, en une haute salle, les petites tables d’un souper luxueux s’alignent, étoilées de bougies, d’abat-jour roses, de verreries d’argent et de vermeil ; les robes amples entremêlent des flots adorables, les géraniums des bouches et les pensées veloutées des yeux, sous le miel ou le jais des chevelures, dans la chair dorée ou bleuâtre des visages, fleurissent avec un charme étrange: les lueurs sont sourdes, il règne un demi-jour aux parties supérieures de la salle, dans la vapeur des mets, des parfums chaleureux et des respirations. Tout au fond, sur cette foule diamantée, se dressent les torses noirs et rouges des maitres d’hôtel et des tsiganes. Au faîte d’une monumentale cheminée de porphyre, un buste à perruque, hautain, nu sur l’évocation éteinte des tapisseries, semble l’orgueil morne et figé de la fête toute entière, et déjà l’image de la tristesse à l’heure du silence et des lumières éteintes, du petit jour blafard. Et il y a là une poésie spéciale. Toute la coloration ardente se concentre, chante en mineur, avec une fiévreuse expression. On pense constamment au vers de Baudelaire : « Valse mélancolique et langoureux vertige », c’est la devise de cet art tout entier, de cet art si peu littéraire pourtant, si richement pictural. La technique de ces caprices est admirable. Les valeurs des noirs dans les ensembles roses, les tonalités des pans de murs ou des meubles entre deux lumières, les évocations des fonds, le dessin d’une main qui désigne, rectifie ou insinue, l’attitude d’une tête, l’éclairage d’une nuque, sont autant de merveilles qui décèlent sous le lyrique imaginatif un observateur précis, sous le poète de fêtes galantes un connaisseur des facticités mondaines, un homme sachant ce qu’il y a d’égoïsme, de convoitise, de défiance armée, d’amertume et d’ironie sous la correction apprêtée à quoi se réfère parfois l’animal humain, par une convention tacite qu’il vient contresigner dans ce qu’on appelle le monde.
C’est bien là l’éblouissant passager, chargé d’électricité nerveuse, d’un lieu où les êtres, tout vibrants encore de la tension égoïste, viennent faire semblant d’être policés, désintéressés, uniquement soucieux d’un optimisme délicat et d’une attitude choisie, cependant qu’au vestiaire de leur âme les passions, les haines, les clairvoyances cruelles attendent de leur refaire le vêtement usuel de la vie. Mais tout cela, qui, chez un Degas par exemple, devient, comme dans les œuvres d’un Paul Hervieu, l’essentiel but de l’œuvre, est ici entraîné dans le souci capital des harmonies. Ces êtres sont vrais, observés, aperçus avec justesse; mais ils sont d’abord vus par le peintre, et si l’homme s’amuse de leurs gestes et de leurs intentions, et se hâte de noter leur psychologie, le peintre ne les retient qu’à titre de taches noires ou roses dans une symphonie que compose le salon tout entier, ils sont avant tout, à ses yeux, les motifs chatoyants d’une musique infinie à laquelle son âme est prête et qu’il se sent créé pour jouer, d’une musique qui est la lumière, pour lui le seul être existant réellement au monde, l’être multiforme qui absorbe tous les autres, les suscite quand il vient et les annule quand il se retire, l’être féerique dont Gaston La Touche recommence à chaque minute l’infinissable portrait, la lumière-fée qui se joue en toute son œuvre comme un sylphe capricieusement suprême.
Je ne vois rien d’analogue dans l’art contemporain à cette création luxuriante, spirituelle, rêveuse, hallucinée ou souriante, née des effusions d’une âme étrange, et pourtant, malgré son amoncellement de songeries à la Heine, de délires à la Schumann, de musicalités allemandes, de froides clartés du Nord, de chaudes langueurs païennes, de décamérons et de mysticités, de nervosités modernistes et de douceurs idylliques, pourtant si intimement, si absolument française dans la conception et l’exécution. Gaston La Touche s’est voulu l’amant de la couleur, et la changeante maîtresse lui a fait une âme à la sienne pareille, une âme aux facettes de lumière, une âme de cristal frissonnant, semblable à l’un de ces lustres anciens qu’il aime à peindre, suspendus entre terre et ciel au-dessus des êtres et des choses, isolés dans le vide magnétique, s’illuminant au feu de la vie qui se déroule au-dessous d’eux, baignant dans l’ombre supérieure, retenant au soir le suprême aveu de la lumière qui s’en va, luisant doucement dans les ténèbres désertes constitué de la clarté qu’ils émanent et planant dans un silence parfumé, révélant, dès qu’on les émeut, l’arc-en-ciel suave et scintillant qu’ils recèlent en leur concile de pierreries fragiles, exquises, et impénétrables.